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Salman

Janvier 2022 – Français, Patrick Fontaine est ancien responsable de L’Arche International.
Patrick raconte ici une rencontre qui l’a transformé.

Le 5 février 2006, je débarque au petit matin à l’aéroport de Koweït-City. Yamin et Nadia, deux assistants musulmans de l’Arche, m’accompagnent. Majdoleen, ancienne de l’Arche en Syrie, nous accueille avec joie : elle a fini par nous convaincre de faire cette visite, en vue de l’établissement d’une Arche au Koweït…

Notre programme est minuté. Nous rencontrons le groupe qui s’intéresse au projet et quelques potentiels donateurs. Ensuite, nous sommes conduits à l’hôpital, en service de pédiatrie long séjour.

Le hall d’accueil ressemble à celui d’un hôtel de luxe, et les services sont brillamment équipés. Majdoleen nous conduit de chambre en chambre pour y saluer les enfants qu’elle connait. Nous nous arrêtons plus longuement dans l’une d’elles. Grande et belle, elle est probablement attribuée à une riche famille. A côté d’une montagne de grosses peluches, un lit d’hôpital pour enfant, équipé de hautes grilles. Là, le petit corps endormi de Salman, environ 9 ans. Majdoleen nous explique que, quasi abandonné depuis la découverte de son infirmité, il n’a presque pas de visite. De petites moufles blanches recouvrent ses mains pour que ses gestes incoordonnés ne le blessent pas. Nourri par sonde nasale, son toucher se limite donc aux changes des couches, exécuté par des aides-soignantes dont le niqab laisse entrevoir les yeux.

J’abaisse doucement la grille et Salman s’éveille aussitôt. A notre vue il sourit. Très vite, il rampe jusqu’au bord du lit et se met en déséquilibre. Pour qu’il ne dégringole pas, je mets ma main : il avance un peu plus, gagne mes poignets, puis se retrouve en quelques secondes dans mes bras. Il est visiblement devenu expert dans cette stratégie de mise en danger pour être pris …

Le moment qui s’ensuit est délicieux. De toute évidence, Salman est ravi de notre présence : heureux d’accrocher mes lunettes et de les envoyer valser, heureux de passer de bras en bras… La visite se prolonge, au-delà de ce qui est prévu. Nous devons bientôt mettre fin à ce moment suspendu : d’autres rendez-vous nous attendent. Je replace donc délicatement Salman dans son lit, remonte doucement la grille, puis, à reculons nous quittons lentement la pièce, refermons la porte et commençons à descendre l’escalier…

C’est là qu’un cri, terrible et glaçant, nous arrête. Quinze ans après, il résonne encore dans mes oreilles et soulève la même émotion dans mes tripes. Depuis sa chambre, Salman hurle sa détresse, son abandon.

Nous sommes quatre dans l’escalier. Trois musulmans et un chrétien, pétrifiés par ce cri.
Nous échangeons un regard, silencieux et la gorge nouée.
Nous sommes réunis, soudés à notre humanité commune par la détresse de Salman.
Nous sommes dépassés par cette douleur, transportés, en cet instant, au-delà de nous-mêmes, de nos différences, de nos frontières culturelles, de nos identités religieuses.
« Au-delà »…
C’est une expérience spirituelle commune que nous faisons. Commune, et douloureuse.

Parfois, seul le cri du pauvre a la puissance nécéssaire pour faire voler en éclat ce qui sépare des hommes, pour les saisir, pour les unir. La rencontre avec Salman aura eu cet effet immédiat, et une grande fécondité, à plus long terme, dans le dialogue et l’amitié interreligieuse au sein de L’Arche.

Patrick Fontaine

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