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Kshirsagar

Mai 2021 – Prêtre des Missions Etrangères de Paris, Yann Vagneux est installé à Bénarès, en Inde, depuis plus de dix ans.
Yann raconte ici une rencontre qui l’a transformé.

En Inde, les quatre mois de la mousson s’appellent le Charturmas. Ils permettent aux ascètes jaïns de s’arrêter pour faire récollection et étudier, avant de reprendre l’errance sacrée par laquelle ils cherchent à briser tous les liens qui les attachent au monde. Cette tradition remonte au VIe siècle av. J.-C. et à Mahavira, dernier tirtankara (ou passeur de gué) du jaïnisme et contemporain du Bouddha. Si les deux maîtres ont profondément marqué l’Inde, le jaïnisme – extrêmement minoritaire – lui a légué une radicalité spirituelle ainsi qu’un haut idéal de non-violence (ahimsa) qui a profondément inspiré le Mahatma Gandhi. L’attention à ne tuer aucun être vivant explique d’ailleurs la nécessité pour les jaïns de ne pas marcher durant la mousson : les insectes grouillant alors sur les chemins, certains pourraient être écrasés involontairement par les pieds des pèlerins.

C’est à l’occasion du Chaturmas que je rencontrais, en octobre 2018, Kshirsagar, moine de la lignée des digambaras : une des deux branches du jaïnisme où les ascètes ont la particularité d’être nus. Pour cette période, Kshirsagar était venu à Bénarès parfaire son sanskrit. J’eus ainsi l’opportunité de le rencontrer chaque soir sur une terrasse face au Gange, où il résidait temporairement.

Au fil des jours, nos échanges se firent de plus en plus profonds. C’était comme si lui, le moine jaïn, et moi, le prêtre catholique, étions tissés de la même étoffe spirituelle. Il me raconta comment il avait quitté ses brillantes études pour embrasser une rude vie ascétique. Je lui confiais mon cheminement vers le sacerdoce en Inde. Il me permit de connaître de l’intérieur son quotidien charpenté par la prière et la marche incessante sur les routes. Parfois, nos conversations étaient entrecoupées par la venue de fidèles, pour qui la présence du moine était une bénédiction. Certains d’entre eux lui demandaient des conseils pour améliorer leur business. Nous sourions ensuite tous les deux à ce que si souvent les gens attendent de nous une aide dans un domaine qui n’est plus le nôtre…

Les semaines passèrent et le jaïnisme me devint plus familier et de même, pour lui, le christianisme. Nous avions le même âge, et la certitude d’être toujours en chemin vers le but ultime qui avait motivé chacun de nos départs. Pour lui, c’était la libération ultime de l’égo qui empêche l’éveil. Je communiais par le fond à sa quête. Il comprit la mienne.

Le soir de la fête hindoue de Diwali, où on allume dans chaque maison des rangées de lampes à l’huile, je suis venu lui dire au revoir. J’ai senti que pour Kshirsagar, qui recherche le détachement parfait, ce moment était émouvant. Nous sommes restés longuement en silence. Ensuite, il m’a remercié de lui avoir révélé un autre visage du christianisme. Je ne savais comment lui dire en paroles ma gratitude d’avoir ravivé en moi le désir de Dieu. Nous étions devenus l’un pour l’autre un kalyanamitra, ce compagnon qui aide l’autre à progresser spirituellement, selon la noble vision que l’Inde se fait de l’amitié.

Puis, nous nous sommes quittés. Le lendemain, il a repris la route, seul. Je ne le reverrai sans doute jamais, et pourtant je continue à le sentir si présent, comme un mystérieux compagnon de voyage intérieur.

Yann Vagneux

Pour aller plus loin dans la rencontre avec le Père Yann Vagneux et avec l’Inde, vous pouvez vous procurer son livre-témoignage « Prêtre à Bénarès ».

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