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La victoire en queue de peloton

Novembre 2022 – En courant les 23 km d’un trail, Christian Petiteau, responsable de L’Arche Le Sénévé, a connu une expérience difficile sur un plan sportif, mais essentielle sur un plan humain : une expérience de transformation, un véritable voyage initiatique.

En 2017, j’ai bouclé mon premier marathon en quatre heures : je n’en fus pas peu fier. Cinq ans plus tard, j’ai pris cinq kilos : la donne a changé pour la préparation, ces derniers temps, des 23 kilomètres d’un trail caritatif. Pas la même condition physique, pas le même entraînement… Je savais que m’attendait une épreuve un peu difficile. Je ne savais pas que j’allais faire, en queue de peloton, un voyage initiatique.

Tout d’abord, le vélo balai. Il est là, l’air de rien, presque sympathique, mais sa présence évoque la menace permanente de l’abandon. Ensuite, dès les cinq premiers kilomètres dépassés, les guiboles qui flageolent. Déjà. Le doute s’immisce : « Si j’abandonne, que dira-t-on ? ». Ça va être dur, et long. On se rassure en égrenant péniblement les hectomètres, à défaut d’avaler goulûment les kilomètres…

Et puis la peur de l’échec laisse place à une forme d’acceptation : Non, le chrono ne sera pas exceptionnel. Non, il n’y aura pas beaucoup de monde à m’attendre à l’arrivée… Arriverai-je seulement ? Je décide d’oublier l’idée de performance, et j’ouvre les yeux sur ceux qui, comme moi et autour de moi, sont à la peine : je me laisse toucher par cette femme qui s’émerveille des paysages et saisit l’occasion de vivre ce moment comme un temps méditatif.

Au kilomètre 15, c’est encore long. Les montées, les descentes s’enchaînent. Alors, quelle joie de croiser ce vieux monsieur qui a eu la bonne idée de s’installer devant sa maison pour y servir des verres d’eau aux âmes en peine.

Au kilomètre 18, l’espoir renaît : plus que cinq kilomètres. Mais voici une énième côte éreintante, qui douche l’espoir à peine éclot. C’est le moment de jouer solidarité. On ne se connaît pas entre coureurs, mais on se reconnaît, dans une commune épreuve.

– Allez Claire, tiens bon ! plus que trois kilomètres.
– On m’a déjà dit ça il y a dix minutes, qu’il restait trois kilomètres !
– Oui mais là c’est vraiment vrai !
– Juré ?
– Juré !

On tient le bon bout, comme une histoire qui veut se terminer en beauté. C’est sans compter sur une ultime montée, piégeuse, agressive. L’itinéraire ne laisse aucun répit à ceux qui n’en peuvent plus. « Allez, Allez ! » Du fond de ma peine, je pense à tous ceux pour qui j’offre cette course : c’est un effort qui ne va pas changer le monde, mais qui va peut-être changer mon rapport au monde, en me mettant au diapason de ceux qui souffrent dans ce monde.

Plus que deux kilomètres, personne ne s’intéresse plus à nous. Sur les bords de la rivière, on croise quelques touristes qui se demandent bien ce que nous faisons là, avec nos dossards. On croise aussi les coureurs, ceux qui ont fini depuis bien longtemps et rentrent chez eux d’un pas paisible.

Quel bonheur, à l’approche de l’arrivée, de découvrir ceux qui nous sont chers, encore là à nous attendre. Sur la ligne finale, n’en doutons jamais, il y a toujours quelqu’un qui nous attend.

Je dédie cette course aux invisibles de notre société, qui portent chaque jour la pesanteur matérielle de la vie, l’isolement relationnel qui complique tout, toute sorte de peine et de déconvenue dans leur chemin. Parfois maladroits dans leur entreprise, ils sont en queue de peloton. C’est pourtant avec ces héros du quotidien que, étonnamment, l’on pourrait défricher de nouveaux chemins de victoire.

Trois heures pour faire 23 kilomètres, ça n’est pas une perf’ de grand sportif, c’est sûr. Mais c’est un bon temps pour une traversée dans les paysages de notre humanité.

Christian Petiteau

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